Biblio > Sources > 321

Type de textesource
TitreMémoire sur le défi d’Apelles et de Protogène, ou éclaircissements sur le passage dans lequel Pline rend compte du combat de dessin qui eut lieu entre ces deux peintres
AuteursQuatremère de Quincy, Antoine
Date de rédaction
Date de publication originale1819
Titre traduit
Auteurs de la traduction
Date de traduction
Date d'édition moderne ou de réédition
Editeur moderne
Date de reprint

, p. 390-424

Le passage relatif à ce que j’appelle le combat de dessin entre Apelles et Protogènes, offre la preuve de ce que j’avance. Un artiste traduisant Pline en cet endroit pouvoit aisément, ce me semble, sans être taxé de trop de complaisance, donner aux mots de son auteur un sens beaucoup moins absurde : il pouvoit, par exemple, traduire le mot linea par un autre mot français que celui de ligne, dont l’acception, consacrée par l’usage à la géométrie, fait du récit de Pline un conte étranger à l’art du dessin. Poinsinet, qui, dans un esprit différent, n’a pas laissé d’ajouter, d’une autre manière, à l’absurdité dont il s’agit, en la mettant dans tout son jour, a cependant employé les mots de lineament et de trait ; ce qu’auroit pu faire aussi M. Falconet. Je sais que d’autres interprètes sont tombés, en commentant le passage que je vais rapporter, dans un excès opposé : je sais qu’on peut détourner beaucoup trop le sens des mots de Pline ; ce qu’a fait encore dernièrement, à mon avis, dans un article interprétatif de ce passage, un nouveau commentateur. [[1:Moniteur, 13 novembre 1807. Note sur un passage de Pline etc., par M. Chazot]]. Cette dernière manière, à la vérité raisonnable, d’entendre Pline, m’a toutefois paru n’être achetée aussi qu’au prix de la fidélité que le traducteur doit aux paroles de son auteur, lorsque rien ne décèle qu’il y ait altération dans le texte : c’est pourquoi j’ai cherché à mettre les propres paroles de Pline d’accord avec un sens à mon gré très-raisonnable ; j’ai pensé qu’à cela devoit se borner le soin du traducteur fidèle et du commentateur éclairé.

Le but de ce Mémoire est donc de prouver que, sans faire la moindre violence aux paroles de Pline, sans en détourner le sens, sans en changer l’acception simple et positive contre l’acception métaphorique et figurée, on peut y trouver une interprétation très raisonnable au jugement d’un artiste ; que cet écrivain, en ne disant que ce qu’il a dit, loin d’avoir rapporté une anecdote imaginaire ou puérile, a raconté un fait véritable et digne de foi, dans le sens et avec les termes dont un homme de l’art pourroit encore aujourd’hui se servir, sans que son récit pût être taxé de puérilité ou d’ignorance.

Je vais d’abord faire connoître en son entier le passage de Pline : 

[[1:Plin. l. XXXV, ch. X.]] Scitum est inter Protogenem et eum (Apellem) quod accidit. Ille Rhodi vivebat, quo cùm Apelles adnavigasset, avidus cognoscendi opera eius famâ tantùm sibi cogniti, continuò officinam petiit. Aberat ipse; sed tabulam amplae magnitudinis in machina aptatam picturae anus una custodiebat. Haec Protogenem foris esse respondit, interrogavitque à quo quaesitum diceret. Ab hoc, inquit Apelles : arreptoque penicillo, lineam ex colore duxit summae tenuitatis per tabulam. Reverso Protogeni quae gesta erant anus indicavit. Ferunt artificem protinus contemplatum subtilitatem, dixisse Apellen venisse : non enim cadere in alium tam absolutum opus ; ipsumque alio colore tenuiorem lineam in illa ipsa duxisse, praecepisseque abeuntem, si redisset ille, ostenderet, adiiceretque hunc esse quem quaereret : atque ita evenit. Revertitur enim Apelles ; sed, vinci erubescens, tertio colore lineas secuit nullum relinquens ampliùs subtilitati locum. At Protogenes victum se confessus, in portum devolavit hospitem quaerens: placuitque sic eam tabulam posteris tradi, omnium quidem, sed artificum praecipuo miraculo. Consumptam eam priore incendio domûs Caesaris in Palatio audio, spectatam olim, tanto spatio nihil aliud continentem quàm lineas visum effugientes, inter egregia multorum opera inani similem, et eo ipso allicientem omnique opere nobiliorem.

La leçon du manuscrit de la Bibliothèque du Roi, et des éditions antérieures à celle d’Hardouin, porte :

[[1:Plin. édition d’Hard. emend. et not. 11, in librum XXXV]] Consumptam eam constat priore incendio domûs Caesaris in Palatio, avide ante à nobis spectatam, spatiosiore amplitudine nihil aliud etc. (ou) spectatam nobis antè spatiosè nihil aliud etc. 

Tout le monde sait ce qui se passa entre lui (Apelles) et Protogènes, qui vivoit à Rhodes. Apelles s’étoit embarqué pour cette île, jaloux de voir les ouvrages d’un homme qu’il ne connaissoit que de réputation. Arrivé à Rhodes, il va droit à son atelier, n’y trouve point celui qu’il cherche, mais seulement une vieille femme, gardienne du local et d’une très-grande table de bois, dressée sur le chevalet et préparée pour être peinte. La vieille femme lui dit que Protogènes étoit dehors, et le pria de laisser son nom. Le voici, répondit Apelles ; et, saisissant un pinceau, il conduisit sur le fond de bois, avec de la couleur, un trait d’une grande finesse. Protogènes de retour fut instruit de ce qui s’étoit passé. On dit que, jugeant avec le coup d’œil d’un artiste le mérite d’un trait aussi délié, il s’écria sur-le-champ : C’est Apelles ; nul autre n’est capable d’une si grande perfection. À l’instant, prenant un autre couleur, il fit sur le trait d’Apelles un trait encore plus délié ; puis il partit, et recommanda, si l’on revenoit, de montrer ce trait, et de dire : Voilà celui que vous cherchez. C’est ce qui eut lieu. Apelle fut confus de se voir vaincu ; et employant une troisième couleur, il en coupa les traits précédens avec tant de finesse, que l’art n’eût pu aller plus loin. Protogènes s’avoua vaincu, courut au port chercher Apelles, et lui offrit l’hospitalité. Ils convinrent de laisser subsister le tableau dans cet état. C’est ainsi qu’il a été transmis à la postérité, objet d’admiration sur-tout pour les artistes. J’ai appris qu’il avoit péri dans le premier incendie de la maison de César, sur le Palatium, où il étoit autrefois un sujet de curiosité pour les spectateurs. En effet, le vaste champ de cette table ne contenoit que des traits qui échappoient à la vue. Au milieu des magnifiques tableaux de grands maîtres qui l’environnoient, on croyoit voir un cadre vide. Toutefois le vide de ce cadre étoit ce qui attirait les regards, et le faisoit remarquer plus que les autres.

J’ai déjà fait observer qu’il y a une autre leçon de la dernière phrase : j’ai suivi ici le texte et la correction d’Hardouin, quoiqu’il ne me paroisse pas trop prouvé que sa correction soit la meilleure. Le passage des éditions antérieures porte, ainsi qu’on l’a vu, J’apprends que ce tableau a péri dans le premier incendie de la maison de César, sur le Palatium, où nous l’avons vu autrefois avec beaucoup de curiosité, etc. Selon Hardouin, domus Caesaris veut dire ici le palais des empereurs ; ce que je ne contesterai pas, quoiqu’il puisse y avoir lieu à quelque doute. Or ce palais, dont il paroît qu’Auguste fut le créateur, fut incendié, pour la première fois, sous son règne. Si donc le tableau des trois traits fut consumé par cet incendie, Pline, postérieur de près d’un siècle à cette époque, n’a pas pu dire qu’il avoit vu ce tableau. C’est pourquoi Hardouin, au lieu du mot constat, met le mot audio, qui prend la place d’avidè, et il change les mots spectatam à nobis, en ceux-ci, spectatam olim : à quoi l’on pourroit objecter que le tout auroit pu s’accorder à moins de frais, et qu’il n’auroit fallu que mettre posteriore, au lieu de priore ; et alors Pline aurait pu parler du tableau comme témoin oculaire ; ce qu’il donne véritablement à entendre par la manière dont il décrit l’effet de ce cadre vide, la singularité de ce champ en quelque sorte désert, et l’impression qu’il produisoit. Mais, en accordant que le tableau des trois traits n’ait pas été vu par Pline, et en admettant la correction assez arbitraire d’Hardouin, il n’est guère plus permis de révoquer en doute l’existence de ce monument singulier, ni par conséquent le fait du combat entre Apelles et Protogènes, fait que quelques-uns ont voulu mettre au nombre de ces historiettes fabriquées jadis par l’ignorance et propagées par la crédulité du vulgaire. De quelque manière qu’on lise le passage de Pline, il faut reconnoître que le tableau a existé et a été vu à Rome. Pline le dit et l’affirme de la façon la plus positive. Son récit, en invoquant le témoignage au moins d’une tradition encore vivante à Rome, devient, au jugement de tout critique éclairé, un gage irrécusable de la réalité de l’ouvrage ; et, dans des choses bien plus importantes, la certitude historique n’a pas toujours d’aussi bons garants.

Si l’histoire du débat entre Apelles et Protogènes eût été racontée, comme plusieurs autres histoires, par Pline, sans être appuyée d’aucune autorité, il conviendroit encore de penser que cet auteur l’avoit puisée dans les ouvrages des historiens grecs, et le manque de témoignages ne seroit pas un motif de rejeter celle-ci plus que les autres. Toutes sortes de circonstances, au contraire, viennent à son appui : non-seulement il est permis d’y croire, puisqu’elle n’a, comme on le verra, rien d’incroyable ; mais le seul fait que le tableau fut transporté de Grèce à Rome, qu’il orna le palais des Césars et excita la curiosité publique, prouve que ce dut être un ouvrage recommandable, et par sa singularité, et par le nom de ses auteurs, et par la légitimité de ses titres. Du reste, il n’est point étonnant que de simples figures au trait se soient conservées depuis Alexandre jusqu’à César, c’est-à-dire pendant un espace de trois à quatre siècles : nous possédons aujourd’hui, dans les cabinets, une multitude de dessins au bistre et de traits à la plume sur papier, qui ont cette ancienneté. Deux tablettes de marbre, trouvées à Pompéia, nous offrent encore, après 1800 ans, de simples traits ou dessins faits au cinabre, et aussi visibles que lorsqu’ils furent tracés. J’ai cru devoir ces observations préliminaires à l’interprétation du récit de Pline, et du fait qu’il renferme. Ce récit, encore qu’il fût une fiction, ne seroit pas totalement à dédaigner, parce qu’en ce genre aussi les fictions se composent des élémens du vrai, ou du moins de quelques-unes de ses parties : cependant on auroit eu droit de regarder comme une occupation futile, toute recherche qui eût tendu à rendre raison d’un fait imaginaire. Quoique le vrai soit quelquefois invraisemblable, il n’en seroit pas moins ridicule de chercher à rendre vraisemblable ce qu’on sauroit n’être pas vrai.

Première partie. Je ne ferai pas ici le recensement de tous les critiques qui ont expliqué et commenté le passage de Pline dont il s’agit : le nombre en est infini, et ce détail deviendroit fastidieux. Ce qui importe à l’interprétation que je proposerai, c’est de savoir que les commentateurs se divisent en deux classes ou deux espèces. Les uns, attachés plus au sens des mots qu’au sens de la chose, ont expliqué les mots et exprimé la chose de la manière la plus strictement littérale[[3:Je dis la plus strictement littérale car, ainsi qu’on le verra, quelques-uns des mots sur lesquels repose la difficulté ont un double sens littéral, l’un hors des procédés de l’art et purement géométrique, l’autre tout-à-fait usuel dans la peinture]] ; et, comme en ce genre aussi la lettre tue, ils n’ont fait sortir du texte de Pline qu’un narré vide de sens et dénué de vraisemblance au gré des artistes ; de ce nombre sont Poinsinet et Falconet. Les autres, ayant subordonné l’interprétation des paroles de Pline à une opinion plus relevée sur l’objet du débat entre les deux peintres, c’est-à-dire, ayant voulu que le sujet de ce défi fût digne de deux grands artistes, ils en ont cherché le motif dans la manière dont ils ont conçu qu’un tel débat pourroit avoir lieu et être apprécié aujourd’hui, et ils ont donné aux paroles de Pline une extension dont elles ne sont pas susceptibles. De ce nombre sont Durand, de Piles, Caylus, Mengs sur-tout, dont je rapporterai l’opinion tout à fait hors de mesure, et, en dernier lieu, l’auteur d’un article interprétatif de ce passage dont il a déjà été fait mention. 

Et d’abord je ne crois pas qu’il faille beaucoup s’étendre en preuves pour montrer que le mot linea, employé par Pline dans tout son récit, signifie quelque autre chose qu’un trait géométrique ; cette méprise, si c’en est une de la part des traducteurs, ne sauroit être imputée à Pline, qui s’est servi du mot propre en sa langue : la moindre attention à chercher dans cet auteur lui-même le sens de ses paroles, auroit pu facilement prévenir cette espèce de non-sens. À la suite du passage qui nous occupe, il dit, en parlant d’Apelles : Apelli fuit alioquin perpetua consuetudo nunquam tam occupatam diem agendi, ut non lineam ducendo exerceret artem. « Du reste, il eut pour habitude constante, quelque occupé qu’il fût d’ailleurs, de ne jamais passer une journée sans s’exercer à faire un dessin. » Ceux qui n’ont vu dans ce passage, comme l’observe Winckelmann, que l’exercice habituel de la peinture, ne se sont pas fait des paroles de Pline une idée juste : Qu’un peintre, dit-il, exerce tous les jours son art, il n’y a rien là de remarquable. Je sais que quelques théoriciens spéculatifs ont proposé, comme un exercice utile dans l’étude du dessin et propre à rendre l’œil juste, d’habituer les commençans à tracer à vue d’œil des lignes droites, des angles et des cercles, et il se peut que certains critiques, fondés sur cette prétendue méthode, aient imaginé que le débat d’Apelles et de Protogènes auroit eu lieu sur un semblable exercice ; comme aussi, qu’Apelle traçoit tous les jours une ligne droite. Quant à la méthode dont on a parlé, nous dirons qu’elle n’a eu pour elle, jusqu’à présent, ni un exemple ni une autorité dans les écoles des modernes ; que rien ne prouve qu’elle ait existé chez les anciens, et que les notions reçues de l’art du dessin tendent à la faire regarder comme vaine et chimérique. À l’égard de l’application qu’on pourroit en faire à l’habitude qu’avoit Apelles de ne pas passer un jour sans lineam ducere, le passage seul de Pline s’y oppose ; car, puisque ce passage dit qu’Apelles s’étoit fait une règle de pratiquer tous les jours cet exercice, quelque occupé qu’il fût d’ailleurs, il faut bien accorder que cet exercice demandoit un peu de temps : or il n’en faut point pour tirer une barre ; mais un trait de dessin, un contour de figure, exige au moins le sacrifice de quelques momens : donc lineam ducere, dans ce passage, ne peut pas se réduire à la pratique de tirer une simple ligne[[3:Plinio riferisce come un tratto glorioso della storia d’Apelle, ch’egli non abbia mai lasciato passar giorno in cui non abbia tirato delle linee per far esercicio, ut non lineam ducendo exerceret artem. Quest’ espressione è stata generalmente mal capita. Plinio vuole quì dire che Apelle tutti giorni disegnava qualche cosa o dal naturale o dai lavori de’ più antichi maestri, e così deve spiegarsi la voce linea. Altrondè darebbe ci Plinio una notizia ben insulsa se intendersi volesse della quotidiana occupazione del pittore, poiche di fatti non v’è artista che ogni dì non faccia si poco quanto è il trattar una linea. E qual lode sarebbe gli mai come ben osservò Bayle il dire che adoperava ogni dì il suo penello. (Winckelmann, Storia dell’arte, t. II, p. 248, l. X, c. 1, édit. de C. Fea).]]. Il est hors de doute qu’ici lineam ducere signifie exclusivement ce que nous entendons en français par dessiner, pris dans son acception spéciale en peinture ; c’est-à-dire, renfermer entre des contours produits par un trait léger les formes du corps, et particulièrement la configuration du corps humain. Puisqu’ici lineam ducere veut dire dessiner ou tracer avec un simple trait, sans ombre et sans coloris, les contours d’une figure, il étoit tout simple d’imaginer que, dans le combat décrit des deux peintres, il devoit être aussi question de contours de figure, et non d’un trait d’écriture ou de géométrie. Pline ne l’a point dit d’une manière expresse : mais étoit-il nécessaire que Pline, parlant des deux plus habiles peintres de l’antiquité se disputant la prééminence dans l’art du trait, nous avertît que ce trait était un trait de peinture et de dessin ? Quel écrivain moderne se seroit cru obligé d’en faire la remarque en décrivant une pareille lutte, par exemple, entre Léonard de Vinci et Michel-Ange[[3:Voici divers passages où le mot linea est employé par les auteurs anciens dans l’acception de dessin, trait ou contour de figure. Quintilien (Instit. orat. l. X, c.II) : « La peinture en seroit encore à circonscrire les contours des corps par le moyen de l’ombre que produit le soleil » Non esset pictura, nisi quae lineas modò extremas umbrae quam corpora in sole fecissent circumscriberet. Ici linea veut dire contour. Quintilien (Ibid. l. XI, c.III), parlant des monochromes dans lesquelles il y avoit des parties claires et des parties ombrées : Ut qui singulis pinxerunt coloribus, alia tamen eminentioria, alia reductiora fecerunt : sine quo ne membris quidem lineas suas dedissent. « Sans cela, dit-il, ces peintres n’auroient pu donner aux membres leurs véritables formes. » Ici linea veut dire forme.  Pline (l. XXXIII, ch. X, au commencement) vante l’habileté de Parrhasius, ainsi que l’art avec lequel il savoit fondre le contour et les traits extérieurs de ses figures, et il dit : Confessione artificum in lineis extremis extremis palmam adeptus. Linea ne veut encore dire ici que le contour d’une figure. C’est dans le même sens que Quintilien (Instit. orat. l. XII, c. X, p. 5) emploie ce mot, lorsqu’en comparant Zeuxis et Parrhasius, il dit du second, qu’il sut fondre avec plus de finesse ses contours, exanimasse subtiliùs lineas. Je lis exanimasse, qui signifie amortir, éteindre, faire disparoître le trait du contour, au lieu d’examinasse, qui ne me paroît faire ni un sens clair, ni sur-tout donner une idée en rapport avec la notion de Pline, rapport que donne exanimasse. La pictura linearis fut appelée ainsi par Pline et par Quintilien, parce qu’elle se formoit par des traits tant dans les contours que dans l’intérieur des figures ; c’est le sgrafitto des Italiens. Nous avons déjà vu que lorsque Pline dit d’Apelles qu’il ne passoit pas un seule jour quin lineam ducendo exerceret artem, cela signifioit qu’il ne passoit pas un jour sans faire un dessin (proprement appelé). Stace (Sylv. l. IV, Hercul. epitrapez. v. 20 à 30), parlant du goût de Nonius Vindex, vante son habileté à discerner les manières des grands maîtres. « Il vous montrera, dit-il, des bronzes de Myron, des marbres de Praxitèle, etc. » et il ajoute, linea quae veterem quondam faeteatur Apellem monstrabit, etc. Il est visible que Vindex avoit non une ligne droite ou courbe, mais bien des dessins d’Apelles ; ou peut-être linea signifieroit ici, plus génériquement encore, le goût de dessin, ce que les artistes appellent le trait d’un maître, pour dire sa manière. Lineamentum a été employé par les anciens non seulement pour désigner les contours de la peinture, mais même des statues. Valère Maxime dit : (l. VIII, Exter. exempl. 4) Muti lapidis lineamentis cupiditatem excitatam videamus ; (l. III, c. VII, Ext. exempl. 4) eboris lineamentis. Pline (l. XXXV), stemma lineis discurrebant ad imagines pictas. Il est question d’arbres généalogiques dont les contours embrassoient les portraits. Sénèque l’explique par ces mots : Et multis stemmata illigata flexuris in parte aedium prima collocant. (Senec. de Beneficiis, lib. III, cap. XXVIII.)]] Pline est donc à l’abri de tout reproche. Il s’est servi, dans le récit du défi entre ces deux peintres, des mêmes paroles qu’il emploie pour nous apprendre qu’Apelle ne passoit pas un jour sans donner quelques moments à la pratique de la délinéation ou du dessin. Je ne m’arrête encore un moment sur le rapprochement des deux passages, que pour faire voir quelle importance les peintres antiques mirent à cette pratique. En effet, la notion dont il s’agit, en nous mettant sur la voie de ce qui fit le sujet du débat entre les deux peintres, nous a déjà indiqué l’espèce de mérite dans lequel ils purent se disputer la supériorité que les amateurs durent y admirer. Ce mérite se lioit à beaucoup d’autres ; il tenoit à des habitudes ou à des pratiques méconnues des artistes modernes, et il nous expliquera, je pense, pourquoi, entre les critiques, les uns sont restés en-deçà du vrai sens des mots de Pline, lorsque les autres ont cru devoir en étendre la signification jusqu’à la région de la métaphore. 

L’équivoque du mot linea une fois dissipée, je passe à un point qui peut être encore auprès des critiques un objet de difficulté et d’obscurité : je veux parler de ce qui regarde la manière dont les trois traits ou les trois autres dessins furent exécutés, c’est-à-dire, disposés entre eux d’après les paroles de Pline. C’est ici, en effet, que l’on aperçoit dans les traductions une grande incertitude, parce que les paroles de Pline présentent un double sens littéral, qui peut être l’écueil de l’interprétation véritable. La linea prise pour un trait de figure, il n’y a aucun embarras à expliquer le premier contour. Apelle prend un pinceau, et trace sur le fond avec de la couleur un trait d’une grande finesse. [[1:Lineam ex colore duxit summae tenuitatis per tabulami]] Voici où peut commencer l’équivoque : c’est au second trait. Protogène, dit Pline, conduisit sur ce trait, avec une autre couleur, un trait encore plus fin. [[1:Alio colore tenuiorem lineam in illa ipsa duxisse]]. Enfin il semble que l’obscurité redouble au troisième trait : Apelle en effet, selon les paroles de Pline, coupa les deux traits avec une troisième teinte [[1:Tertio colore lineas secuit]]. Ma traduction est littérale, et laisse en français l’équivoque dont je vais parler. Je ferai voir ensuite qu’un seul mot pour un autre la dissipe entièrement. En effet, l’équivoque repose ici sur les mots in illa ipsa lineam duxit tenuiorem, etc., lineas secuit. Des commentateurs, tout en accordant que la linea pût être un contour de dessin, ont imaginé que, le contour premier ayant une certaine épaisseur, le travail de Protogènes avoit consisté à repasser avec un trait plus menu sur cette épaisseur, et qu’enfin Apelles auroit encore trouvé moyen d’enchérir de ténuité, en refendant, comme le dit Falconet, les deux teintes du trait par un trait teinté encore plus fin que chacun d’eux. Certes, en admettant qu’il s’agisse d’un contour de figure, et non d’un trait d’écriture, il faut avouer que le jeu de pinceau qui résulte de cette explication a quelque chose de si puéril, que l’esprit se refuse à l’analyser. Après le premier trait, il n’eût plus été question de l’art de dessiner, mais bien de celui de calquer ; et quoique cette légèreté dans le maniement du pinceau, comme je le ferai voir tout-à-l’heure, soit, sinon un mérite en soi, du moins l’indication d’une grande habileté de main, il répugne à la raison, comme au goût, de supposer que ces deux grands hommes se seroient disputé l’honneur d’un mérite qui, appliqué uniquement (selon le sens de cette traduction) à calquer un trait, n’eût vraisemblablement été ici qu’une adresse mécanique de nulle valeur. 

Je ne m’arrêterai pas à faire sentir le ridicule de ce débat, qui eût consisté à couper un cheveu en trois ou en cinq ; mais, en tenant toujours au sens ridiculement littéral des paroles de Pline, il y auroit peut-être une manière de décrire le jeu des trois traits, qui offriroit un peu moins d’absurdité, et que je dois exposer. On pourroit, en effet, supposer ces mots in illa ipsa (linea) susceptibles d’un sens moins absolu et moins positif. S’il est contraire à toute vraisemblance que le second trait ait été tracé sur ou dans le corps même (pour ainsi dire) du premier trait, on peut se prêter à imaginer que le second dessinateur auroit, en quelque sorte, doublé le trait du premier, et suivi son contour d’assez près en dehors ou en dedans, répétant avec une grande exactitude celui qui lui servait de patron. Dans ce cas, in illa ipsa lineam duxisse se trouveroit rendu encore d’une manière fort littérale ; et, comme dans cette hypothèse il auroit existé un intervalle quelconque entre les deux contours, le troisième seroit venu occuper cet intervalle et séparer les deux traits. Voilà une explication moins éloignée peut-être de la vérité et du bon sens. On voit qu’alors ces contours, en les supposant praticables, eussent ressemblé à ceux qu’on fait lorsqu’on prend un pinceau à trois pointes.

Je doute que, pour être fidèle au sens propre, et même littéral, des paroles de Pline, il faille avoir recours à de telles interprétations. De ces trois contours, en effet, un seul auroit encore eu le mérite propre à faire juger du talent d’un dessinateur ; c’eût été le premier : les deux autres en eussent été sinon des calques, au moins des copies serviles ; et ce mérite de finesse matérielle dans le trait, qui en est un sans doute lorsqu’il se joint aux autres, loin d’aller ici en croissant dans les deux contours suivants, eût été de moins en moins remarquable, puisque ces deux derniers contours, simples et machinales répétitions du premier, n’eussent été qu’un travail de la main, tout-à-fait indigne d’exciter l’émulation de deux grands peintres et l’admiration des connoisseurs.

Je l’ai dit, un seul mot peut, en français, faire évanouir toutes les difficultés. J’ai déjà prouvé que ducere lineam veut dire dessiner, faire ou conduire un dessin ; il est dès-lors certain que linea, qui veut dire ligne, trait, contour, veut dire, par la même raison, un dessin, mot qui, dans la langue de l’art, est synonyme des précédens. Il paroît que le latin avoit peu de synonymes en ce genre, et linea ou lineamentum sont les seuls mots que Pline emploie : linea vouloit donc dire un dessin dans la langue technique de l’art.

Cela posé, qu’on me permette de reprendre le récit de Pline, en substituant au mot trait, ligne, contour, ou autres qui sont équivoques, le mot dessin, dont le sens est plus déterminé ; et il n’y a plus lieu à la moindre méprise. Apelles voit un fond préparé pour peindre ; il prend un pinceau, et fait sur ce fond, avec une couleur, un dessin d’une grande finesse. Protogènes arrive, et sur le dessin d’Apelle il en fait, avec une autre couleur, un second encore plus fin. Apelles survient, et, avec une troisième couleur, sépare ou coupe les deux dessins par un troisième, qui ne permet pas de supposer une plus grande finesse. Il me semble qu’il n’est guère possible de se méprendre sur ce récit : tout artiste verra là trois dessins, c’est-à-dire, ou trois figures dessinées l’une d’un côté, l’autre de l’autre et la troisième dans le milieu, ou l’une dans l’autre. Tout ce qui étoit équivoque avec le mot trait, cesse de l’être avec le mot dessin. Mais faisons voir qu’avec le mot dessin, qui est aussi une traduction littérale du mot linea, et en interprétant ce mot selon le sens que l’art indique, la manière d’entendre Pline ne sort pas du cercle exact de l’explication grammaticale ; c’est-à-dire faisons voir qu’il y a deux versions littérales de ce passage. Pline a dit in illa ipsa lineam duxisse. Je pense d’abord que l’on peut traduire littéralement le in illa par sur cette ligne, comme dans cette ligne ; sur ce dessin, comme dans ce dessin. Si l’on pouvoit se permettre en ce sujet une légère métaphore, la première idée qui se présenteroit à l’esprit d’un artiste seroit que le in illa, sur ce dessin, signifieroit que le second trait auroit été fait sur le premier, la chose entendue non matériellement, mais moralement, comme lorsqu’on dit tous les jours qu’un dessinateur a fait son dessin sur le dessin d’un autre, c’est-à-dire d’après ce dessin. Dans ce cas, la figure de Protogènes pourroit être supposée avoir été une répétition de la figure d’Apelles, répétition dans laquelle l’imitateur auroit toutefois employé sa manière et son style de dessin : cette façon d’entendre Pline correspondroit au dessin n.°1. Mais on objectera que le in illa linea n’a pas en latin la même latitude de sens que le sur cette ligne du français, ou sur ce dessin, la préposition sur pouvant véritablement se prendre de deux façons, soit au simple, soit au figuré. On dira que in illa doit se traduire par les prépositions dans et sur, en tant que prépositions de lieu, qui n’indiquent ici autre chose que la position du second trait ou dessin, dans son rapport matériel avec le premier. 

Eh bien, de quelque manière qu’on l’entende, on va voir qu’il est tout aussi permis de prendre la linea de Pline pour un dessin de figure, que pour un trait géométrique ou un trait d’écriture et de pinceau. Veut-on que in, exprimé par sur, signifie une simple position de lieu ; je place le second dessin, dans son rapport avec le premier, de la façon dont on placeroit le second trait géométrique. Veut-on que ce soit simplement au-dessus ; je suppose deux figures dessinées l’une au-dessus de l’autre, comme dans la démonstration n.°2. [[1:Voyez. pl. I]] Veut-on enfin que in exprime une position intérieure et signifie dans ; je place ce second dessin de manière que véritablement il entre dans la premier ; et l’on peut en voir la démonstration au même n.°2, en supposant le contour de la figure du second trait encore plus bas, et par conséquent plus intérieur. Selon toutes ces combinaisons, le texte de Pline dit ce que je lui fais dire ; il n’en résulte rien que de naturel, rien qui n’exprime la réalité d’une lutte de dessin digne des deux grands peintres. Passons au troisième trait ou dessin, sur lequel l’explication trop positive des paroles de Pline a jeté tant de ridicule. Comment entendrons-nous les mots qui y ont donné lieu, tertio colore lineas secuit ! L’absurdité de la première explication, c’est-à-dire, du trait dont l’épaisseur auroit été découpée en cinq lignes, me paroît assez démontrée pour n’avoir pas besoin d’un supplément de preuves. Je crois avoir prouvé aussi à ceux qui persisteroient dans l’explication du mot seccare par l’intersection d’une ligne ou par un trait refendant deux traits accouplés et collatéraux, que ce dessin à troits traits concentriques ou parallèles est inadmissible en bonne critique d’art ; que si enfin secare doit vouloir dire ici, non pas rescinder ou refendre (comme l’a dit Falconet) deux lignes, mais s’interposer entre elles ou sur elles, la même explication doit valoir, en prenant linea non pour un trait d’épaisseur, mais pour un trait de dessin, c’est-à-dire, une figure dessinée. La rareté des passages anciens où il s’agit de dessin proprement dit, a sans doute causé la bizarrerie de ces interprétations serviles : ce petit nombre d’autorités nous impose aussi la loi de ne pas trop nous livrer à l’arbitraire ; sans cette retenue, on auroit hasardé quelques légers changemens, propres à lever ici toute équivoque. J’avois en effet d’abord eu l’idée, en soupçonnant quelque altération dans le texte, de substituer au mot secuit les mots secutus est ou secùs duxit ; mais j’ai pris l’engagement de ne rien changer à la leçon reçue dans toutes les éditions. Je pense aussi que le mot employé ici au pluriel, lineas, doit s’entendre des deux premiers dessins et non du troisième, quoiqu’à la rigueur on pût aussi bien appeler en latin un dessin par le mot linea au pluriel, et de la manière dont nous disons les traits, les contours d’une figure. Voici donc comment j’interprète les mots de Pline. Si le mot secare veut dire simplement diviser, si l’on veut qu’il exprime l’idée d’un dessin interposé entre deux autres dessins, alors j’entends qu’Apelles, trouvant en pendant de sa figure au simple trait, ou à côté d’elle, ou sur elle, ou en elle, une autre figure dessinée par Protogènes, d’un trait plus fin que le sien, dessina pour la troisième fois la même figure, ou en fit une autre, ce qui est indifférent à la question, au milieu et entre les deux figures précédemment tracées ; ce qui les divisoit : et alors j’explique et j’entends le mot secare dans sens de ceux qui supposent trois traits concentriques ou collatéraux en une seule figure. [[1:Voyez pl. I. fig. I]]

Mais la seconde combinaison, à laquelle je n’aperçois pas l’ombre d’une difficulté, est celle-ci. Expliquant le mot secare par couper, de la manière la plus littérale, je me demande de quelle façon le trait d’une figure dessinée peut couper le trait de deux autres figures dessinées ; le simple bon sens me dit que c’est en les traversant, en passant sur eux, en les interrompant. Cela étant, que fit Apelles ? Il prit une troisième couleur, c’est-à-dire, une teinte différente des deux premières, et peut-être d’un ton plus tranchant, et il dessina, ou dans l’intervalle des deux figures au simple trait, ou sur leurs propres traits mêmes, une troisième figure dont le trait, enjambant sur ceux de ses voisines, les coupoit réellement de différentes manières et en différens sens. [[1:Voyez pl. II, fig. 1 et 2]] Quiconque a vu de quelle manière un peintre met son tableau au trait, avant d’appliquer ses couleurs aux figures, de quelle façon, pour se rendre compte de chacune, il la dessine en son entier, de sorte que l’une entre plus ou moins dans l’autre et s’en trouve plus ou moins coupée, a la démonstration de l’explication que je propose. La troisième figure dessinée par Apelle coupoit donc réellement, et dans le sens le plus littéral, les deux autres dessins, tertio colore lineas secuit ; et Pline décrit cet effet fort correctement. Il y a encore moyen de trouver plus propriété à son expression, c’est de supposer qu’Apelles, employant une teinte fort tranchante, telle qu’un rouge vif, à l’effet de faire mieux distinguer le trait de sa nouvelle figure au milieu de ceux des deux autres, auroit dessiné sa figure en hauteur, par exemple, lorsque les deux premières étoient en large, ou vice versâ, de manière que son dessin eût véritablement coupé, traversé dans leur totalité les dessins dont il vouloit surpasser la finesse. [[1:Voyez pl. II, fig. 1 et 2]] Il y a enfin, pour un dessinateur, plus d’une manière de démontrer l’accord de ces trois dessins avec le sens littéral des paroles de Pline ; et les démonstrations ci-jointes en suggéreront beaucoup d’autres. Leur objet est de prouver aux yeux, que Pline n’a dit qu’une chose simple et raisonnable, qu’il n’y a que manière de l’entendre, et que, sans changer son texte, sans détourner ses paroles de l’acception ordinaire, en les traduisant mot à mot, mais en choisissant entre les deux traductions littérales du mot linea celle qui se rapporte à la peinture et à l’art de dessiner, on trouve qu’il a raconté le combat des trois traits avec autant de netteté que de précision, et de la manière dont une pareille chose seroit aujourd’hui rapportée.

Je n’ai parlé de ces trois dessins et de leur exécution que sous le rapport de leur nature et de leur combinaison, double objet de tous les mal-entendus qui, comme on l’a vu, ont été aussi de deux genres. Les uns, dont j’ai tâché de faire sentir l’invraisemblance, appartiennent surtout aux traducteurs qui se sont crus beaucoup trop liés par l’acception primitive et le sens matériel des mots ; les autres sont le fait de certains commentateurs qui, libres des entraves de la traduction, s’étant imaginé que le texte de Pline ne contenoit que des expressions figurées, qu’il falloit y chercher une idée détournée du sens littéral, se sont dès-lors crus en droit de prendre toute liberté dans la manière d’entendre cette histoire, d’en arranger les circonstances, et d’expliquer le mérite qui fut l’objet apparent et réel du défi entre les deux artistes. L’idée que la finesse de trait (ce trait entendu d’un procédé étranger à celui de la délinéation) a paru, en conséquence, à ces derniers commentateurs, une ineptie que l’on ne devoit se permettre d’attribuer, ni aux deux peintres grecs, ni à l’écrivain romain. Débarrassés du soin de chercher à comprendre Pline, ils se sont occupés de celui de le justifier, en lui prêtant leur propre manière d’entendre ce en quoi consista ce défi de finesse dans le trait. Tous, depuis le premier jusqu’au dernier, c’est-à-dire, jusqu’à l’auteur de cet article du journal dont j’ai parlé, ont été d’accord sur ce point ; savoir, qu’il ne falloit entendre dans les qualifications données par Pline aux trois dessins des deux peintres, rien autre chose que ce que nous entendons par élégance et délicatesse. L’opinion de Mengs, dont j’ai déjà fait mention, passe encore toute liberté à cet égard. Il est vrai que ce n’est ni comme traducteur, ni, à proprement parler, en commentateur, qu’il a touché cette matière. Dans son article du dessin des anciens, Mengs a esquissé, en peu de mots, une théorie de l’art des contours chez les Grecs, et a prétendu que, selon les divers caractères que les artistes avoient à exprimer dans leurs figures, ils savoient varier et nuancer à l’infini les modes de leurs contours ; qu’ils avoient beaucoup plus de tons que les modernes en ce genre, c’est-à-dire, que leur diapason de contours étoit beaucoup plus étendu ; qu’ils le divisoient en dix, vingt, cinquante, cent degrés de variétés peut-être, tandis que les modernes, partant de premier saut, comme il le dit, du nombre cinquante, par exemple, ont eu infiniment moins de moyens de varier et de nuancer le caractère de leur dessin. C’est par suite de ce système, dont l’explication m’éloigneroit trop, que Mengs s’est trouvé conduit à penser que le débat de dessin qui eut lieu entre Apelles et Protogènes, pouvoit avoir eu pour objet cet art de varier et de nuancer à l’envi leurs contours ; idée, comme on le voit, par trop systématique pour être applicable au texte de Pline, mais idée tellement défigurée par son traducteur français, qui n’a rien compris à ceci, que l’auteur de l’article du journal dont j’ai parlé, et qui n’a lu Mengs que dans la traduction, l’accuse fort à tort d’augmenter le nombre de ceux qui cherchent la quadrature du cercle. Je puis, au reste, faire connoître, en peu de mots, l’opinion de tous les autres commentateurs qui ont donné un sens figuré à celles des paroles de Pline qui ont pour objet la finesse du trait. Je reproduis ici ces paroles. Pline, en parlant des divers traits dont j’ai donné l’analyse, dit du premier : Lineam duxit summae tenuitatis per tabulam. Il dit du même trait : Ferunt artificem protinus contemplatum subtilitatem. Il dit du second dessin : Alio colore tenuiorem lineam in illa ipsa duxisse. Il dit du troisième : Nullum relinquens ampliùs subtilitati locum. Si l’on excepte Carducci, qui, d’après l’opinion de Michel-Ange, jugea qu’il s’agissoit ici d’un seul dessin dont le contour auroit été deux fois retouché, tous ceux qui ont cherché à se faire une idée du mérite relevé par Pline dans les traits d’Apelles et de Protogènes, ont expliqué tenuitas et subtilitas par des expressions synonymes de pureté, de grâce, d’elégance, et autre qualifications semblables. C’est ainsi, dit M. de Caylus, qu’il faut entendre les mots tenuitas et subtilitas. Tel fut l’avis de De Piles, de Durand, de M. de Jaucourt, et, récemment encore, du dernier commentateur que j’ai cité.

« J’entends, dit-il, le mot subtilitas dans le sens d’élégance, avec Pétrone, Quintilien, et Cicéron, qui, dans plusieurs endroits, joint subtilitas à elegantia, de manière que, s’il ne les considère pas comme des synonymes parfaits, il leur donne cependant une signification très-approximative, comme qui diroit élégance et délicatesse. Le sens que je donne au mot subtilitas, reçoit (ajoute notre critique) une nouvelle force de la circonstance où il est employé, nullum relinquens ampliùs subtilitati locum. Si l’on veut renoncer à toute explication indigne de Pline, et admettre seulement que cet auteur avoit le sens commun, on conviendra, je crois, que ma traduction est la seule admissible et la seule littérale. »

Pour moi, je pense qu’elle n’est ni l’une ni l’autre ; mais je la crois sur-tout inadmissible, parce qu’elle donne aux paroles de Pline un sens figuré qu’elles ne sauroient comporter. Après avoir montré, dans la première partie de cette discussion, qu’on peut être plus raisonnable que les traducteurs, sans être moins littéral qu’eux, voyons s’il n’y auroit pas moyen, dans le second point, d’être plus littéral que les commentateurs, et d’être aussi raisonnable, c’est-à-dire, de donner au texte de Pline un sens que ne puisse rejeter ni dédaigner un artiste instruit.

Seconde partie. Le mot par lequel les interprètes que j’attaque ont imaginé de sauver l’honneur de Pline dans  ce récit, est le mot subtilitas, qui s’y trouve employé deux fois. Comme ce mot a un sens simple et un sens figuré, dans le langage de l’art, à peu près de même que notre mot français finesse ; comme ce mot peut exprimer, soit partiellement, soit tout-à-la-fois, et la finesse mécanique ou matérielle d’un contour, et sa finesse sous le rapport moral, c’est-à-dire, l’élégance ou la grâce de la forme, on s’est tout de suite jeté dans la région abstraite de ces qualifications morales, créées ou multipliées par le goût ou le sentiment du beau, pour exprimer les sensations diverses que fait naître la vue d’un beau dessin. En conséquence, selon tous les commentateurs qui ont repoussé l’idée de ligne géométrique, il ne fut question, entre Protogènes et Apelles, que de se disputer à qui dessinoit avec le plus d’élégance, de grâce, de justesse, de vérité, de délicatesse, etc. ; et, selon eux encore, Pline n’a voulu exprimer que ces sortes de qualités, puisqu’il s’est servi du mot subtilitas, qui peut signifier l’élégance dans un contour, aussi bien qu’un trait délié. Mais, n’en déplaise à ces interprètes gratuitement officieux, Pline a usé deux fois aussi, dans son récit, du mot tenuis (lineam summae tenuitatis et tenuiorem lineam) : or je ne sache pas que les mots tenuis, tenuitas, appliqués au trait d’un dessin, puissent avoir d’autre sens qu’un sens matériel, celui qui se rapporte au peu d’épaisseur d’un trait, et ce que nous exprimons par les mots menu, mince, léger, délié, fin. Si donc Pline a employé deux fois le mot subtilis, qui veut dire la même chose, mais qui, à la vérité, peut, au figuré, signifier élégant, il a deux fois aussi employé le mot tenuis, qui n’est susceptible d’aucune interprétation figurée. Et ici, je le demande, le mot qui a deux acceptions, l’une simple, l’autre figurée, peut-il changer le sens du mot qui n’a qu’une acception simple ? Je ne pense pas qu’on puisse l’accorder. La raison et la grammaire veulent, ce me semble, que le mot tenuis, qui n’a point d’acception métaphorique, fasse la loi au mot subtilis, qui a aussi une acception simple. L’expression figurée ne pouvant pas ici communiquer sa vertu à l’expression simple, il est tout naturel que celle-ci fasse rentrer l’autre dans sa signification la plus naturelle. Si le raisonnement et le goût, en peinture et en dessin, ne pouvoient pas s’accommoder de cette convenance rigoureuse, je n’y verrois d’autre remède que de changer les mots de Pline, ou de déclarer son passage inintelligible. Mais il me semble qu’on ne doit ni désespérer si vîte de trouver du bon sens dans les notions de Pline, ni se permettre si facilement de changer les leçons des manuscrits ; que moins encore doit-on, en laissant subsister les expressions d’un auteur, traduire sans en tenir compte, et regarder comme non advenus, les mots qui nous embarrassent. Cela s’appelle couper le nœud. Celui de ce passage se laisse, selon moi, facilement dénouer, pourvu qu’on veuille bien juger les procédés du dessin des anciens autrement que par les habitudes modernes. 

Et d’abord, je prétends que Pline a eu sur-tout en vue de relever, dans les dessins des deux peintres, le mérite de la finesse matérielle du trait ; ce à quoi l’on ne peut se refuser d’après les mots tenuis et subtilis qu’il emploie. Je veux montrer ensuite que cette légèreté graphique du trait dut être digne de remarque et d’admiration, s’il est vrai qu’elle dut être l’indication de la plus étonnante habileté. Pour s’en convaincre, il faut réunir toutes les circonstances qui aident à se faire une idée juste des trois dessins en question, et à caractériser le genre de mérite qui leur fut particulier. 1.° Le fond sur lequel ils furent tracés étoit très-spacieux, summae amplitudinis ; ce qui nous laisse à penser, quoique Pline ne l’ait pas dit, que les figures dessinées par ces peintres étoient d’une grande proportion. Tout porte à croire, et la saine théorie de l’art du dessin est d’accord avec cette idée, que les anciens avoient, beaucoup moins que les modernes, l’usage d’enseigner et d’apprendre le dessin, c’est-à-dire, les formes et les proportions du corps humain, sur de petits exemples et dans des dimensions rapetissées. On peut donc raisonnablement penser que, d’après même les habitudes de l’école, les figures dessinées du récit de Pline l’étoient en grand, c’est-à-dire au moins de grandeur naturelle. 2.° Les dessins dont il est ici question, ne furent point le résultat d’une étude faite à loisir, et dans laquelle l’artiste n’arrive que peu à peu à la pureté, à la finesse du trait ; mais, bien au contraire, il furent faits ce qu’on appelle d’un seul jet, les circonstances de l’histoire ne permettant pas de penser qu’Apelles, au lieu de dire son nom, et voulant jouer cette sorte de tour à Protogènes, soit resté assez long-temps pour se laisser surprendre. Protogènes n’étoit absent que pour quelques instans ; il rentre, et, avant de ressortir, ce qu’il fit immédiatement, il dessine une autre figure ; il sort pour n’être pas surpris par le retour d’Apelles : tout cela indique et prouve une très-grande célérité d’exécution. Les trois dessins furent faits dans le même jour, et, avant la fin de ce jour, Protogènes avoit été cherché Apelles sur le port pour lui offrir de venir loger chez lui. 3.° Ces dessins furent faits avec un pinceau, penicillo ; et certes il faudroit avoir peu de connaissance du maniement de cet instrument, pour ne pas comprendre quelle doit être la difficulté de conduire en grand, et du premier coup, un trait fin et léger, avec une couleur, sur un fond de bois. Quiconque appréciera cette circonstance et la joindra aux précédentes, ne tardera pas à se convaincre que, dans toutes ces données, la finesse et la grande légèreté du trait ne pouvoient appartenir qu’aux maîtres les plus exercés dans l’art de la délinéation.

La circonstance de ces trois dessins, tracés avec un pinceau, me paroît aussi une chose des plus instructives et des plus signifiantes pour celui qui cherche à approfondir les arts de l’antiquité, à retrouver leurs documens et les traces de leurs procédés. Si j’avois à développer les résultats de cette notion devant les maîtres de l’art de peindre, je pourrois en faire sortir quelques inductions théoriques, qui ne seroient peut-être pas sans application à la pratique de l’art ; mais, pour ne pas trop sortir du cercle des recherches et des études philologiques, je me bornerai aux réflexions nécessaires pour justifier ma traduction littérale de celles des paroles de Pline qui ont rapport au genre de finesse des dessins d’Apelles et de Protogènes. Nous savons fort peu de choses des procédés de la peinture des anciens ; mais ce que Pline a écrit sur Apelles, suffit pour prouver que la pratique et l’enseignement de l’art se divisoient alors, comme à présent, en deux parties, le dessin et la couleur. Le dessin s’apprenoit dans les écoles, sur des planches de buis, bois dur et compacte (sic), sur lequel l’éponge effaçoit à volonté les essais et les fautes de l’étudiant. Mais avec quoi dessinoit-on ? quel instrument et quelle matière employoit-on ? c’est ce qu’on s’est mis peu en peine de chercher. Cependant l’instrument en ce genre est d’une bien plus grande importance qu’on ne sauroit le dire. Oui, l’instrument qu’on a été habitué à manier dès le commencement, a beaucoup plus d’influence qu’on en le croit sur la manière de chacun, dès-lors sur le goût général et sur toutes ces modifications délicates dont l’art de peindre est susceptible. Il n’est point d’artiste qui ne convienne, par exemple,  que, selon la nature seule du genre de crayon qui fut mis dans sa main, et avec lequel il contracta l’habitude de tracer ses première études, sa manière de faire et de sentir fut dirigée avec plus ou moins de force sur tel ou tel autre genre. Un crayon tendre éloigne de la pureté du trait, et porte le goût vers l’effet et l’harmonie. Une pierre dure et aiguë inspire la correction, la sévérité des formes, et détourne du sentiment de la couleur. Nous remarquons que les écoles célèbres du dessin chez les modernes, celles de Florence, de Michel-Ange, de Raphaël, de Jules Romain, employèrent presque uniquement la plume dans les esquisses et les dessins d’étude ; et il est hors de doute que l’habitude de cet instrument, dans ces écoles, est une des choses qui expliquent ce goût héréditaire, et en quelque sorte exclusif, pour la correction et la pureté des contours. Les esquisses, au contraire, et les études qui nous sont parvenues des maîtres de la couleur, sont la plupart à la pierre tendre ou au lavis, et la nature seule dut suggérer aux différens génies le choix des instruments qui étoient le plus en rapport avec le but auquel ils tendoient. Y eut-il, dans la peinture des anciens, une plus étroite alliance que chez les modernes, entre le dessin et la couleur ? nouveau sujet de discussion ou de divination, dans lequel je n’essaierai pas d’entrer ici. Je me contente d’en faire mention, pour avoir l’occasion de dire que beaucoup d’artistes l’ont jugée, cette alliance, et la jugent encore impossible, fondés qu’ils sont sur l’espèce d’incompatibilité qu’ils trouvent entre l’exercice de l’instrument sec et dur qui procure un dessin correct, et ce maniement moelleux du pinceau qu’il faut devoir à un autre genre d’exercice. Toujours est-il certain que, par l’effet de cette inimitié des deux procédés, l’étudiant qui s’est trop habitué à manier le crayon en pierre dure, reste presque toujours étranger aux grâces du pinceau et aux charmes de la couleur. Je ne sais si je me fais illusion sur les résultats qu’on peut tirer à cet égard du passage de Pline que j’interprète ; il me semble, toutefois, qu’il nous apprend que deux des plus célèbres peintres de la Grèce employoient avec une extrême dextérité le pinceau à dessiner, et probablement en grand : du moins est-il certain que, dans le seul passage où il est question de trois dessins tracés sur un fond de bois, ces dessins sont faits au pinceau. Cela fut-il l’effet du hasard ? Je ne saurois le croire. A la cour de Ptolémée, Apelles fit un portrait avec un charbon qui se trouva sous sa main : dans l’atelier d’un peintre, il dut trouver tout ce qui étoit nécessaire pour dessiner ; pourquoi choisit-il un pinceau. J’ajoute que, voulant ici faire montre d’habileté, il n’auroit pas pris, pour improviser un dessin, l’instrument dont il n’eût pas eu l’habitude ; et s’il prit l’instrument qui, pour produire un trait fin et délié, est sans doute le plus difficile à manier, et s’il produisit en effet un trait d’une grande finesse, summae tenuitatis, cela n’indique-t-il pas que le plus célèbre peintre de l’antiquité, le plus versé dans la pratique du dessin, et qui ne passoit pas un jour sans s’y adonner, avoit pour habitude de dessiner au pinceau ? Ce que je viens de dire d’Apelles, s’applique également à Protogènes, qui, acceptant le défi, prend le même instrument, alio colore lineam duxit. Quelle habitude Protogènes ne devoit-il pas avoir de l’art de dessiner au pinceau, pour avoir riposté sur-le-champ par le dessin de la même figure, ou d’une autre, mais exécuté avec un trait encore plus fin ? car cette finesse de trait au pinceau, que les uns ont travestie, et que les autres ont méconnue, est la preuve et d’un prodigieux exercice et d’une habileté non moins merveilleuse. Y auroit-il de la témérité à conclure ces observations, que l’usage des Grecs, dans l’enseignement et dans la pratique de la peinture, étoit de dessiner au pinceau ? et, la chose admise, ne seroit-il pas bien facile de faire voir quelle supériorité le maniement de cet instrument, qui est celui de la couleur, appliquée aussi au dessin, pourroit avoir sur les pratiques contraires ? Ne pourroit-on pas montrer que le pinceau peut surpasser en finesse de contour tous les autres instrumens graphiques, sans cependant porter la main et le goût à cette sécheresse et à cette dureté qui sont les défauts qu’on reproche aux maîtres du dessin ? et ne seroit-il pas permis d’expliquer par-là cette amitié entre la couleur et le dessin, qui paroît avoir existé chez les peintres de l’antiquité ? Mais je sortirois du cercle que je me suis tracé. Je ne crois pas m’être écarté de mon but par cette légère digression, si elle a pu faire sentir en quoi durent consister la perfection mécanique et la difficulté de l’art de dessiner au pinceau, puisque c’est là ce qui explique les paroles de Pline, ou du moins en justifie l’emploi. Je prétends, en effet, que les mots tenuis et subtilis, par lesquels il relève le mérite des trois dessins, sont des mots non seulement très-propres en eux-mêmes, mais qui ne contiennent point un éloge ignorant. Ce genre de mérite, nous le vantons nous-mêmes tous les jours dans les dessins de nos grands maîtres. Nous disons que la plume de Raphaël fut la plus fine de toutes ; nous admirons tous les jours l’extrême finesse des contours à la plume ou au crayon de Michel-Ange ; et cette subtilité de trait nous charme, non qu’on l’admire comme qualité simplement mécanique, mais parce qu’elle ajoute un grand prix à la beauté des formes, à laquelle elle contribue et parce qu’elle donne une haute idée de la sûreté et de la science du dessinateur, de l’imperturbabilité de la main. Mais toutes les difficultés et tous les mérites qu’on admire dans des dessins en petit, faits à loisir avec un trait préparatoire et avec la plume ou le crayon, n’approchent pas du mérite et de la difficulté d’un trait improvisé en grand et sur-tout avec le pinceau. On peut en prendre l’idée, et se confirmer encore dans l’opinion précédemment énoncée sur l’exercice du pinceau appliqué au dessin chez les Grecs, par cette multitude de vases en terre cuite peinte, sur lesquels se trouvent tant d’admirables dessins, tant de traits habiles et savans, tant de contours qui le disputent en correction aux plus belles statues, et qui furent toutefois l’ouvrage d’artistes obscurs, employés dans les fabriques de ces vases. On voit que le trait de ces figures fut fait à la pointe du pinceau, du premier coup, et par l’effet d’une habitude prodigieuse : car on pourroit défier le plus habile peintre d’aujourd’hui de faire à main levée, en ce genre, ce que faisoit le moindre barbouilleur de ces fabriques ; tant la pratique du dessin est diverse à présent de celle des temps anciens. Il y auroit mille leçons, sans doute, à tirer de tous ces dessins ; mais je n’en parle ici que parce qu’ils nous montrent deux choses : l’une, que l’exercice du dessin par le pinceau fut porté au plus haut point chez les Grecs ; l’autre, que la finesse mécanique du trait est encore pour nous, dans ces dessins, et un objet d’admiration, et le caractère généralement distinctif de leur excellence. C’est dans les  plus beaux de ces vases, c’est dans ceux des fabriques les plus renommées, et c’est aux figures du dessin le plus élevé et l

Dans :Apelle et Protogène : le concours de la ligne(Lien)

, p. 388-390

Plus l’étude toujours croissante des arts de l’Antiquité répandra de lumière sur les textes des auteurs anciens qui en ont écrit, et particulièrement sur les notices que Pline nous en a transmises, plus je pense que l’on verra diminuer chez cet écrivain le nombre de ces contradictions prétendues, de ces erreurs supposées par la prévention des critiques modernes, et de ces récits qu’ils se sont plu à qualifier d’historiettes ou de contes d’enfant. Je suis loin de me faire du mérite et du savoir de Pline une idée exagérée. Son style a le défaut d’avoir trop d’esprit et trop de prétention à la pensée ; il tombe souvent dans la déclamation : c’est déjà, j’en conviens, un style de décadence. Quoique je sois très persuadé de l’étendue des connaissances de cet écrivain, je crois cependant qu’on doit se garder de les mesurer par le nombre des notions renfermées dans son Histoire naturelle. Il est visible que beaucoup de parties de ce grand ouvrage sont de pures compilations, dans lesquelles l’auteur n’est qu’un rédacteur de matières étrangères à ses études ; mais il serait très injuste de porter le même jugement sur plusieurs autres parties de son ouvrage, spécialement sur celle des arts, qui est renfermée dans ses cinq derniers livres, et qu’il me paraît avoir travaillée avec un soin tout particulier. Pline avait certainement sur les arts du dessin le goût exercé et le sentiment éclairé d’un homme qui avait beaucoup vu, qui avait considéré les chefs-d’œuvre de tout genre dont Rome abondait de son temps. Il parle de beaucoup de ces objets d’après ses propres sensations, et comme ayant vu par lui-même. Il eut de plus l’avantage de connaître une multitude d’écrits, de traités, de descriptions d’auteurs grecs, artistes la plupart, et qui avaient écrit sur leur art. Que de ressources pour parler judicieusement et avec goût sur les matières dont il traite ! Il est malheureux sans doute pour nous que, borné par un cadre extrêmement étroit, Pline se soit trouvé contraint de resserrer extraordinairement ses notions, et de substituer habituellement la concision de la pensée, et cette vivacité du trait d’esprit qui épargne les mots, à la description détaillée des sujets qu’il passe en revue ; mais Pline écrivait pour ses contemporains, dans l’imagination desquels l’idée d’un grand nombre d’objets d’art se trouvait suffisamment retracée par la plus légère mention. Il ne put avoir en vue les lecteurs de notre âge, c\'est-à-dire d’un temps très postérieur à la destruction de presque tout ce dont il a parlé. Plus nous avons sujet de regretter qu’il ait été aussi concis, moins nous avons le droit de l’accuser de n’avoir pas été plus abondant, puisque son abrégé de l’histoire des arts fut une sorte de hors-d’œuvre à son ouvrage. Remercions-le plutôt d’avoir eu l’heureuse idée d’insérer dans les livres destinés à traiter des métaux, des couleurs, des terres, des marbres et des pierres précieuses, d’aussi nombreuses notions sur les ouvrages de la statuaire, de la toreutique, de la peinture, de la plastique, de la sculpture, de l’architecture et de la gravure.

Il a été commis dans ces derniers temps, à l’égard de Pline, une injustice encore plus ridicule : on lui a reproché de ne s’être pas exprimé sur les objets d’art en artiste, de n’avoir pas employé les mots techniques, ou les documents didactiques des maîtres de l’art ; de n’avoir pas parlé le langage de l’école, et surtout de l’école des modernes. On voit que j’ai ici en vue M. Falconet, qui a traduit trois livres de Pline dans un système détracteur ; qui, au lieu de chercher à pénétrer, par le rapprochement des détails, dans l’esprit de l’auteur et dans l’ensemble de ses idées, semble s’être étudié à les défigurer par une version qui en devient souvent la parodie, et à fonder ses accusations contre Pline sur les malentendus de sa propre traduction.

Dans :Fortune de Pline(Lien)